Même s’il ne s’agit en aucun cas de son premier long métrage – c’est son troisième après Who’s that knocking at my door et Boxcar Bertha – il apparaît aujourd’hui comme une évidence que tout le cinéma de Martin Scorsese prend racine dans Mean Streets. Non pas que les précédents semblent hors de l’oeuvre globale, loin de là! D’ailleurs on trouve du Scorsese dans son court métrage phénomène The Big Shave, mais Mean Streets c’est déjà l’affirmation d’un style et de thématiques qui hanteront tout son cinéma. Le film est incroyablement dense pour une oeuvre de début de carrière, une densité qu’il aura presque du mal à retrouver ensuite, y compris dans ses autres chefs d’oeuvres (s’il y a bien un artiste pour lequel l’expression n’est pas galvaudée c’est lui). Mean Streets, l’air de rien, pose les bases de ce qui deviendra le canevas du film de gangsters made in Hollywood, made in New Hollywood pour être plus précis. Avec ce film, qui bénéficia de l’appui financier de Francis Ford Coppola, c’est un système qui triompha. Une nouvelle vision du cinéma, la prise de pouvoir des italo-américains sur les dinosaures, une révolution par des formalistes exceptionnels qui avaient en plus des choses à dire. Ainsi Mean Streets dépasse allègrement le statut de film de gangster pour devenir une fable cruelle et aride sur toute une population, un coup de poing qui n’a rien perdu de sa puissance presque 40 ans plus tard.
En grand cinéaste insolent (il n’aura jamais vraiment cessé de l’être) Scorsese va dépeindre la belle ville de New York comme peu l’ont montrée auparavant. Loin de la représentation romantique et opératique de Coppola, mais dans une veine brutale, à la limite du documentaire comme l’avait fait deux ans auparavant Jerry Schatzberg avec Panique à Needle Park par exemple, Scorsese affirme déjà son style unique. Un style qui oscille entre le cinéma de l’urgence (caméra au poing, travellings rapides) et la pose christique (ralentis, couleurs surréalistes) pour un résultat jamais vu alors. Mais chez Scorsese rien n’est gratuit, et ce déploiement de maîtrise technique n’est là que pour servir une histoire, un propos. Et ce qu’il raconte ici ce n’est finalement ni la vie d’un quartier, ni le portrait de gangsters et encore moins l’habituel récit d’ascension et chute d’un caïd. Non, il dresse le portrait d’une communauté et d’hommes condamnés et qui cherchent le salut à leur manière.
Un salut qui ne passe que par deux voies : la rédemption strictement religieuse ou l’obtention du statut de gros caïd, le pouvoir sur ses concitoyens. La thèse est délicate et se voit traitée avec toute la finesse nécessaire. Tel un être tout puissant Scorsese va confronter son microcosme (celui-là même qu’il a fréquenté des années plus tôt) à toutes les épreuves possibles, et pas les plus simples. Dettes, folie, famille, regard des autres, responsabilités… Mean Streets est parcouru de thématiques qui ne quitteront jamais vraiment le cinéma de Scorsese et dont chacune se retrouvera à un moment donné en sujet central de ses films suivants. Mais Mean Streets c’est également, et cela est tout aussi important, une nouvelle façon d’aborder le dialogue de cinéma. Avec ses personnages qui partent dans des conversations interminables sur des choses aussi futiles que graves, avec un débit de paroles impossible et un goût prononcé pour l’insulte, il ne faut pas chercher plus loin les origines des succulents dialogues de Quentin Tarantino par exemple, c’est le maître italo-américain qui les a imposés, entre autres choses.
En plus de la “naissance” d’un réalisateur, Mean Streets c’est la naissance d’une famille d’acteurs. Là encore ce n’est pas leur premier film mais tous y trouvent leur terrain de jeu qu’ils auront ensuite du mal à quitter. Scorsese étant un de ces merveilleux directeurs d’acteurs, il tire le maximum de chacun et offre notamment à Robert De Niro ce qui reste peut-être comme son meilleur rôle, encore loin de ses tics de jeu qui le figeront dans un seul personnage. À ses côtés Harvey Keitel n’est pas en reste avec là aussi un rôle puissant, un de ses plus beaux avec Bad Lieutenant. Entre religion et petites frappes, destins tragiques et gamineries, Mean Streets est à la fois une fiction redoutable et un témoignage troublant qui s’avère d’autant plus fort aujourd’hui, mis en parallèle avec la carrière de son réalisateur.
Film matriciel, contenant déjà toutes les thématiques chères à Martin Scorsese, et qu’il développera ensuite tout au long de sa carrière, Mean Streets n’a rien perdu de son charme près de 40 ans après sa sortie. Portrait d’un quartier, d’une époque et d’une société, filmé avec rage et virtuosité, Mean Streets est un modèle de construction et de mise en scène. Le style Scorsese est en pleine création mais transpire déjà de chaque plan. Et porté par des acteurs extraordinaires, il devient clairement le film majeur de son auteur, sa naissance et son premier chef d’oeuvre.
Image : Carlotta bénéficie d’une exclusivité mondiale en sortant Mean Streets en HD et en profite pour se faire une vitrine de choix. La copie est sublime tout simplement, et renvoie la vieille édition Aventi à la préhistoire du DVD. Sans user de réducteur de bruit, Carlotta livre simplement la copie ultime pour ce film, difficilement améliorable tant elle est précise pour un film de cet âge là.
Son : Du son mono en PCM pour les deux pistes, pas de remixage multicanal et c’est tant mieux. On retrouve l’ambiance old school qui fait le charme de ce film, sans fioritures et avec ces erreurs singulières provenant de la prise de son sans doute. Là encore, les conditions d’écoute seront difficiles à améliorer.
Suppléments : Gros morceau. Non seulement Carlotta à l’exclu mondiale sur le titre mais l’éditeur se permet de bourrer le disque à l’extrême. Un régal pour le curieux et cinéphiles avec des documents rares et précieux:
- Voyage à travers Mean Streets : une trentaine de minutes de documentaire pendant lesquelles Scorsese analyse son film et sa création. Un document exceptionnel qui vaut tous les commentaires et analyses.
- De Little Italy à Hollywood : une analyse éclairée du film par le critique et réalisateur Kent Jones avec une vision passionnante des italo-américains au cinéma.
- Lumière instinctive : encore un document rare, une vingtaine de minutes avec le chef opérateur du film, Kent Wakeford. Passionnant.
- De retour dans son quartier : une courte featurette très sympa pendant laquelle Scorsese revient dans les rues de sa jeunesse et là où il a tourné des scènes du film.
- Les rues de Mean Streets : là aussi, courte featurette qui nous montre ce qu’est devenu le quartier aujourd’hui.
- Home Movies : l’intégralité des courts métrages qui constituent l’ouverture de Mean Streets, un document exceptionnel.
- Italianamerican : court métrage sous forme de contrepoint au film pour lequel Scorsese filme ses parents et les fait parler de la vie d’italo-américain à New York. Passionnant.
Date de sortie blu-ray : 6 avril 2011
Éditeur : Carlotta
Test réalisé en partenariat avec Cinetrafic.